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Design & art
19.6.2023
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L’intelligence artificielle générative : Le début de la fin du designer graphique ?
L’intelligence artificielle générative : Le début de la fin du designer graphique ?
Élodie Da Silva Costa
« À l’instar du paradoxe de l'œuf et de la poule, il est possible qu’à un moment donné, on ne sache plus qui apprend ou donne l’inspiration à l’autre, c’est là l’importance du rôle de designer »
Élodie Da Silva Costa, Directrice de Création, EY Fabernovel


Dall-E, ChatGPT, Midjourney ou encore Deep IA… Depuis plusieurs semaines de nombreuses conversations accompagnent la montée en puissance de l’Intelligence Artificielle Générative dite « IAG ».  De quoi parle-t-on exactement ? S’agit-il d’un outil éphémère ou d’une technologie de rupture pour les créateurs graphiques ? Va-t-il ouvrir de nouvelles perspectives créatives ou déprécier l’unicité du travail des designers ? Selon l’artiste numérique Albertine Meunier, l’IAG crée un décalage inédit entre ce que l’on attend, ce que l’on découvre et ce que l’on projette sur ces contenus. De quoi questionner notre positionnement et en inventer de nouveaux…

Parmi nous, graphistes qui exercent au sein d’une entreprise, peut-être sommes nous nombreux à se trouver dans la situation du collègue très heureux de venir nous montrer son « œuvre » réalisée sur Midjourney. Depuis fin 2022, les outils d’IAG sont adoptés à grande vitesse. Plus besoin de connaissances techniques ou de maîtriser des outils de production particuliers pour concevoir des BD, des affiches, des identités visuelles et voir même des typographies…

Il est désormais possible de discuter avec un nouveau type d’IA pour générer un contenu visuel. Nouveau, car elle reproduit la capacité conversationnelle de l’intelligence humaine ; c'est-à-dire qu’il est possible de lui poser des questions et d’obtenir des réponses viables, qu’elles soient intéressantes, pertinentes ou fausses.

Pour converser, on utilise ce qu’on appelle le « prompt » : 

« /imagine une île où se trouve une ville futuriste au milieu d’un océan bleu, le ciel est bleu mais au dernier plan, une tempête arrive à droite de l’image, au premier plan le soleil brille. Style 3D rétro futuriste artistique, HD. »
« /imagine un tableau impressionniste, à l’image des œuvres de Monet »
« /imagine un animal irréel et futuriste à 18 pattes sans visage » …

À travers ces « prompts », textes descriptifs qui encapsulent la thématique, la composition, le style et même la texture d’une image, chacun peut créer un contenu original, à partir des codes graphiques et des clichés utilisés par une IAG. Cette dernière analyse les segments de textes qui lui sont soumis et les lie aux milliards d’éléments déjà présents dans son corpus. 

Alors, dans ce contexte, quel est le rôle du designer graphique ? 

Le prompt comme nouveau brief ?

Aujourd’hui chez EY Fabernovel, le designer graphique est un créateur d’images. Il comprend et répond visuellement à un brief client : la demande, qui elle-même se constitue de différentes contraintes et problématiques.

En réponse, le designer graphique pose des codes graphiques, il joue entre fond et formes au service de la demande. C’est un professionnel qui met sa créativité et ses compétences techniques au service d’une problématique visuelle : identités visuelles, campagne de communication etc, il conçoit des images spécifiques et travaille en étroite collaboration avec son client.

Demain, « l’art du prompt » pourrait faire émerger une nouvelle activité, à mi-chemin entre le copywriter et le directeur artistique. Une perspective qui, évidemment, exclut toujours le regard de l’humain. Dans les années 1970 déjà, le philosophe Hubert Dreyfus* expliquait que l’intelligence artificielle n’était pas capable de comprendre un contexte ou une situation précise. 

Elle ne peut donc pas répondre concrètement à une problématique comme elle ne la comprend pas vraiment. La compréhension telle qu’elle est appliquée par un designer n’est pas programmable. L’intelligence artificielle calcule — elle ne pense pas — elle n’a pas accès à la signification. 

Par ailleurs, Hal Wuertz, Design Director chez IBM, explique dans l’article Design for AI: What should people who design AI know?, que la conception d’une AI concerne essentiellement les échanges entre l’humain et la machine. Contrairement à un outil classique, qui ne permet qu’une certaine typologie d’échanges : celle qui a été programmée au préalable, l’IA permet des dynamiques d’interactions évolutives et donne lieu à un enrichissement mutuel. L’IA — déjà nourrie d’une base de données — va être alimentée par une demande du designer sous forme de prompt. L’IA va pouvoir faire une proposition au designer et au gré des échanges, l’IA va apprendre de ces nouvelles interactions pendant que le designer va aussi se nourrir de chaque nouvelle proposition. De quoi ouvrir le champ des possibles pour les utilisateurs de l’IAG : à la fois en termes de nouvelles possibilités créatives et de libération de la technique. 

En 2023, est-ce que l’IA générative est à niveau égal du cerveau humain, au point d'en arriver à… créer ?

Est-elle capable de répondre à des problématiques graphiques similaires à celles auxquelles nous sommes confrontés au quotidien et de reproduire l’acte créatif ?

De la curation à la critique

Le contenu visuel généré est-il pertinent ou s’impose-t-il plutôt comme un support d’inspiration qui permet de dépasser le stade de la page blanche et la connaissance technique d'outils créatifs ? 

Si l’IAG est capable de faciliter la pratique du designer graphique dans l’exécution, qu’en est-il de la créativité ? Cette capacité du designer graphique à conceptualiser, à réinterpréter, à imaginer quelque chose de nouveau, à partir de sa propre culture, de son expérience et de toutes les influences qui nous rendent unique. 

Comme à l’arrivée de la Publication Assistée par Ordinateur (PAO) dans les années 1980, celle de l’IAG va opérer l’automatisation de certaines tâches considérées comme exécutives. Elle pourra, potentiellement, nous permettre de : 

  • Gagner du temps en générant des visuels lors de prises de brief ;
  • Explorer de nouvelles idées et créer une rupture avec l’existant ; 
  • Questionner et optimiser nos dynamiques de production ;
  • Manier des styles visuels sans en connaître la technique de production ;
  • Multiplier les versions originales, pour augmenter leur impact.

Bien que les IAG cherchent à se mesurer au savoir-faire créatif du designer, pour l’instant, elles n’égalent ni sa capacité de conceptualisation, ni son intuition, sa culture ou son jugement. Un point sur lequel l’artiste numérique Albertine Meunier insiste : « l’image vient à vous et c’est à vous de la réorienter ». À l’occasion de l’événement #1 ChatGPT & Intelligence artificielle générative organisé par EY-Fabernovel et We Are en février 2023, notre invitée évoque un « véritable vagabondage » lors duquel le créatif apprend à maîtriser l’outil pour trouver « la bonne image : celle qui fera sens ».

Depuis toujours, le designer graphique a sans cesse repoussé les limites de sa pratique : tant d’un point de vue culturel que technique. 

Alors, le début de la fin ? Plutôt un nouveau début

Entre l’outil et l’assistant virtuel, l’IAG va faire évoluer la pratique du designer, mais c’est bien sur lui que repose la charge de l’idéation, de la compréhension du besoin puis finalement, du sens voir de l’émotion créée par le rendu final.

La posture du designer doit tendre vers l’appréhension de ces nouvelles pratiques génératives désormais assez performantes pour qu’il les inclut dans son processus de création. Parce que c’est bien le designer graphique qui reste au centre de la création, et son savoir-faire créatif reste toujours inégalé.

Alors plus qu’une remise en cause, il s’agit d’une évolution du métier de designer graphique qui doit aujourd’hui s’approprier le langage et les résultats, voir ou revoir les processus de création qui en découlent pour conserver du sens et de l’impact sur les formes qu’il engendre.

*Hubert Dreyfus, What Computers Can’t Do: The Limits of Artificial Intelligence, 1972.

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